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ses et dénuées d’intérêt, j’aurais commencé tout simplement, sans préface, — si mon œuvre plaît, on la lira — mais le malheur est que, pour une biographie, j’ai deux romans. Le principal est le second : il retrace l’activité de mon héros à l’époque présente. Le premier se déroule il y a treize ans ; à vrai dire ce n’est qu’un moment de la première jeunesse du héros ; il est néanmoins indispensable, car, sans lui, bien des choses resteraient incompréhensibles dans le second. Mais cela ne fait qu’accroître mon embarras : si moi, biographe, je trouve qu’un roman eût suffi pour un héros aussi modeste, aussi vague, comment me présenter avec deux et justifier une telle prétention ?

Désespérant de résoudre ces questions, je les laisse en suspens. Naturellement, le lecteur perspicace a déjà deviné que tel était mon but dès le début, et il m’en veut de perdre un temps précieux en paroles inutiles. À quoi je répondrai que je l’ai fait par politesse, et ensuite par ruse, afin qu’on soit prévenu. Au reste, je suis bien aise que mon roman se partage de lui-même en deux écrits « tout en conservant son unité intégrale » ; après avoir pris connaissance du premier, le lecteur verra lui-même s’il vaut la peine d’aborder le second. Sans doute, chacun est libre ; on peut fermer le livre dès les premières pages du premier récit pour ne plus le rouvrir. Mais il y a des lecteurs délicats qui veulent aller jusqu’au bout, pour ne pas faillir à l’impartialité ; tels sont, par exemple, tous les critiques russes. On se sent le cœur plus léger vis-à-vis d’eux. Malgré leur conscience méthodique, je leur fournis un argument des plus fondés pour abandonner le récit au premier épisode du roman. Voilà ma préface finie. Je conviens qu’elle est superflue ; mais, puisqu’elle est écrite, gardons-la.

Et maintenant, commençons.

L’Auteur.