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— Tu mens, maudit ! murmura Grigori.

— Jugez-en vous-même, Grigori Vassiliévitch, continua posément Smerdiakov, conscient de sa victoire, mais faisant le généreux avec un adversaire abattu, jugez-en vous-même ; il est dit dans l’Écriture que si vous avez la foi, fût-ce la valeur d’un grain de sénevé, et que vous disiez à une montagne de se précipiter dans la mer, elle obéira sans la moindre hésitation[1]. Eh bien, Grigori Vassiliévitch, si je ne suis pas croyant et que vous le soyez au point de m’injurier sans cesse, essayez donc de dire à cette montagne de se jeter, non pas dans la mer (c’est trop loin d’ici), mais tout simplement dans cette rivière infecte qui coule derrière notre jardin, vous verrez qu’elle ne bougera pas et qu’aucun changement ne se produira, si longtemps que vous criiez. Cela signifie que vous ne croyez pas de la façon qui convient, Grigori Vassiliévitch, et qu’en revanche vous accablez votre prochain d’invectives. Supposons encore que personne, à notre époque, personne absolument, depuis les gens les plus haut placés jusqu’au dernier manant, ne puisse pousser les montagnes dans la mer, à part un homme ou deux au plus, qui peut-être font secrètement leur salut dans les déserts de l’Égypte où on ne saurait les découvrir ; s’il en est ainsi, si tous les autres sont incroyants, est-il possible que ceux-ci, c’est-à-dire la population du monde entier hormis deux anachorètes, soient maudits par le Seigneur, et qu’il ne fasse grâce à aucun d’eux, en dépit de sa miséricorde infinie ? Non, n’est-ce pas ? J’espère donc que mes doutes me seront pardonnés, quand je verserai des larmes de repentir.

— Attends ! glapit Fiodor Pavlovitch au comble de l’enthousiasme. Tu supposes qu’il y a deux hommes capables de remuer les montagnes ? Ivan, remarque ce trait, note-le ; tout le Russe tient là-dedans.

— Votre remarque est très exacte, c’est là un trait de la foi populaire, fit Ivan Fiodorovitch avec un sourire d’approbation.

— Tu es d’accord avec moi ! C’est donc vrai. Est-ce exact, Aliocha ? Cela ressemble-t-il parfaitement à la foi russe ?

— Non, Smerdiakov n’a pas du tout la foi russe, déclara Aliocha d’un ton sérieux et ferme.

— Je ne parle pas de sa foi, mais de ce trait, de ces deux anachorètes, rien que de ce trait : n’est-ce pas bien russe ?

  1. Paraphrase de Luc, XII, 23.