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— Il n’y a que des mensonges, là-dedans, marmotta Smerdiakov en souriant.

— Va-t’en au diable, faquin ! Attends, voici l’Histoire universelle, de Smaragdov[1]. Ici tout est vrai, lis. »

Mais Smerdiakov n’en lut pas dix pages, il trouvait cela assommant. Il ne fut plus question de la bibliothèque. Bientôt Marthe et Grigori rapportèrent à Fiodor Pavlovitch que Smerdiakov était devenu très difficile, qu’il faisait le dégoûté ; en contemplation devant son assiette de soupe, il l’examinait, en puisait une cuillerée, la regardait à la lumière.

« Il y a un cafard, peut-être ? demandait parfois Grigori.

— Ou bien une mouche ? » insinuait Marthe.

Le méticuleux jeune homme ne répondait jamais, mais il procédait de même avec le pain, la viande, tous les mets ; prenant un morceau avec sa fourchette, il l’étudiait à la lumière comme au microscope, et, après réflexion, se décidait à le porter à sa bouche. « On dirait un fils à papa », murmurait Grigori en le regardant. Fiodor Pavlovitch, mis au courant de cette manie de Smerdiakov, décréta aussitôt qu’il avait la vocation de cuisinier et l’envoya apprendre son art à Moscou. Il y passa plusieurs années et revint fort changé d’aspect : vieilli hors de proportion avec son âge, ridé, jauni, il ressemblait à un skopets[2]. Moralement il était presque le même qu’avant son départ ; toujours un vrai sauvage qui fuyait la société. On apprit plus tard qu’à Moscou il n’avait guère desserré les lèvres ; la ville elle-même l’avait fort peu intéressé ; une soirée passée au théâtre lui avait déplu. Il rapportait des vêtements et du linge convenables, brossait soigneusement ses habits deux fois par jour, et aimait beaucoup à cirer ses bottes élégantes, en veau, avec un cirage anglais spécial, qui les faisait reluire comme un miroir. Il se révéla excellent cuisinier. Fiodor Pavlovitch lui assigna des gages qui passaient presque entièrement en vêtements, pommades, parfums, etc. Il paraissait faire aussi peu de cas des femmes que des hommes, se montrait avec elles gourmé et presque inabordable. Fiodor Pavlovitch se mit à le considérer d’un point de vue un peu différent. Ses crises devenant plus fréquentes, Marthe Ignatièvna le remplaçait ces jours-là à la cuisine, ce qui ne convenait nullement à son maître.

« Pourquoi as-tu des crises plus souvent qu’autrefois ?

  1. Auteur de manuels d’histoire (1871).
  2. Membre d’une secte religieuse d’eunuques.