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avec mes larmes. Je rougirai éternellement de lui avoir rappelé qu’elle était maintenant riche et dotée — et moi sans ressources. J’aurais dû me contenir, mais ma plume me trahit. J’écrivis aussi à Ivan, alors à Moscou, et lui expliquai tout ce qu’il était possible, une lettre de six pages ; j’envoyai Ivan chez elle. Qu’as-tu à me regarder ? Oui, Ivan est tombé amoureux de Katia, il est toujours épris d’elle, je le sais. J’ai fait une sottise, au point de vue du monde, mais c’est peut-être cette sottise qui nous sauvera tous. Ne vois-tu pas qu’elle l’honore, qu’elle l’estime ? Peut-elle, après nous avoir comparés, aimer un homme tel que moi, surtout après ce qui s’est passé ici ?

— Je suis persuadé que c’est un homme comme toi qu’elle doit aimer, et non pas un homme comme lui.

— C’est sa propre vertu qu’elle aime, et non pas moi, laissa échapper Dmitri malgré lui, avec irritation. — Il se mit à rire, mais soudain ses yeux étincelèrent ; il devint tout rouge et donna un violent coup de poing sur la table. — Je le jure, Aliocha, s’écria-t-il dans un accès de fureur non jouée contre lui-même, tu peux le croire ou non, aussi vrai que Dieu est saint et que le Christ est Dieu, et, bien que j’aie raillé ses nobles sentiments, je ne doute pas de leur angélique sincérité ; je sais que mon âme est un million de fois plus vile que la sienne. C’est dans cette certitude que consiste la tragédie. Le beau malheur, que l’on déclame quelque peu ! Moi aussi, je déclame et pourtant je suis parfaitement sincère. Quant à Ivan, j’imagine qu’il doit maudire la nature, lui si intelligent ! Qui a eu la préférence ? Un monstre tel que moi, qui n’ai pu m’arracher à la débauche, quand tous m’observaient, et cela sous les yeux de ma fiancée ! Et c’est moi qu’on préfère ! Mais pourquoi ? Parce que cette jeune fille veut, par reconnaissance, se contraindre à une existence malheureuse ! C’est absurde ! Je n’ai jamais parlé à Ivan dans ce sens, et lui, bien entendu, n’y a jamais fait la moindre allusion ; mais le destin s’accomplira ; à chacun selon ses mérites ; le réprouvé s’enfoncera définitivement dans le bourbier qu’il affectionne. Je radote, les mots ne rendent pas ma pensée, mais ce que j’ai fixé se réalisera. Je me noierai dans la fange et elle épousera Ivan.

— Frère, attends, interrompit Aliocha dans une agitation extraordinaire ; il y a un point que tu ne m’as pas encore expliqué. Tu restes son fiancé : comment veux-tu rompre, si elle s’y oppose ?

— Oui, je suis son fiancé, nous avons reçu la bénédiction