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t-il d’une façon fort confuse, mais très ferme, témoignant qu’il ne désirait pas s’étendre.

On rit, et, bien entendu, le pauvre enfant fut baptisé. Grigori pria avec ferveur près des fonts baptismaux, mais persista dans son opinion sur le nouveau-né. Du reste, il ne s’opposa à rien ; seulement, durant les deux semaines que vécut ce garçon maladif, il ne le regarda presque pas, affectant même de ne pas le voir et demeurant le plus souvent dehors. Mais quand le bébé mourut des aphtes, il le mit lui-même au cercueil, le contempla avec une profonde angoisse et, la fosse une fois comblée, se mit à genoux et se prosterna jusqu’à terre. Par la suite, il ne parla jamais de ce petit auquel, de son côté, Marthe Ignatièvna ne faisait que rarement allusion, quand son mari était absent et encore à voix basse. Marthe Ignatièvna remarqua qu’après cette mort, il s’intéressa de préférence au « divin », lisant les Menées, le plus souvent seul et en silence, à l’aide de ses grandes besicles d’argent. Il lisait rarement à haute voix, tout au plus durant le carême. Il affectionnait le livre de Job, s’était procuré un recueil des homélies et sermons de « notre saint Père Isaac le Syrien[1] » qu’il s’obstina à lire durant des années, presque sans y rien comprendre, mais que pour cette raison peut-être il appréciait par-dessus tout. Dans les derniers temps, il prêta l’oreille à la doctrine des Khlysty, ayant eu l’occasion de l’approfondir dans le voisinage ; il fut visiblement ébranlé, mais ne se décida pas à adopter la foi nouvelle. Ces pieuses lectures rendaient naturellement sa physionomie encore plus grave.

Peut-être était-il enclin au mysticisme. Or, comme un fait exprès, la venue au monde et la mort de son enfant à six doigts coïncidèrent avec un autre cas fort étrange, inattendu et original qui laissa dans son âme « une empreinte », comme il le dit une fois par la suite. Dans la nuit qui suivit l’enterrement du bébé, Marthe Ignatièvna, s’étant réveillée, crut entendre les pleurs d’un nouveau-né. Elle prit peur et réveilla son mari. Celui-ci, prêtant l’oreille, insinua que c’étaient plutôt des « gémissements de femme ». Il se leva, s’habilla ; c’était une nuit de mai assez chaude. Il sortit sur le perron, reconnut que les gémissements venaient du jardin. Mais, la nuit, le jardin était fermé à clef du côté de la cour, et on ne pouvait y entrer que par là, une haute et solide palissade

  1. Père du VIème siècle.