Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/100

Cette page n’a pas encore été corrigée

toyable Fiodor Pavlovitch, et conserver tout son sang-froid. « Les moines n’ont rien à se reprocher, décida-t-il soudain sur le perron de l’Abbé ; s’il y a ici des gens comme il faut (le Père Nicolas, l’Abbé, appartient, paraît-il, à la noblesse), pourquoi ne me montrerais-je pas aimable avec eux ? Je ne discuterai pas, je ferai même chorus, je gagnerai leur sympathie… enfin, je leur prouverai que je ne suis pas le compère de cet Ésope, de ce bouffon, de ce saltimbanque, et que j’ai été trompé tout comme eux… »

Il résolut de leur céder définitivement et sur l’heure ses droits de coupe et de pêche — et cela d’autant plus volontiers qu’il s’agissait en fait d’une bagatelle.

Ces bonnes intentions s’affirmèrent encore lorsqu’ils entrèrent dans la salle à manger du Père Abbé. Ce n’en était pas une, à vrai dire, car il n’avait en tout que deux pièces à lui, d’ailleurs beaucoup plus spacieuses et plus commodes que celles du starets. L’ameublement ne brillait pas par le confort : les meubles étaient d’acajou et recouverts en cuir, à l’ancienne mode de 1820, les planchers n’étaient même pas peints ; en revanche, tout reluisait de propreté, il y avait aux fenêtres beaucoup de fleurs chères ; mais la principale élégance résidait en ce moment dans la table servie avec une somptuosité relative. La nappe était immaculée, la vaisselle étincelait ; sur la table reposaient trois sortes d’un pain parfaitement cuit[1], deux bouteilles de vin, deux pots de l’excellent hydromel du monastère et une grande carafe pleine d’un kvass[2] réputé aux environs ; il n’y avait pas de vodka[3]. Rakitine raconta par la suite que le dîner comprenait cette fois cinq plats : une soupe au sterlet avec des bouchées au poisson ; un poisson au court-bouillon, accommodé d’après une recette spéciale et délicieuse ; des quenelles d’esturgeon ; des glaces et de la compote ; enfin du kissel[4] en manière de blanc-manger.

Incapable de se contenir, Rakitine avait flairé tout cela et jeté un coup d’œil à la cuisine du Père Abbé, où il avait des relations. Il en possédait d’ailleurs partout et apprenait ainsi tout ce qu’il voulait savoir. C’était un cœur tourmenté, envieux. Il avait pleine conscience de ses dons indiscutables, et s’en faisait même, dans sa présomption, une idée exagérée. Il

  1. C’est la coutume en Russie de servir trois sortes de pain : noir bis et blanc.
  2. Boisson fermentée à base de malt et de pain noir.
  3. Eau-de-vie.
  4. Sorte de bouillie à la fécule de pommes de terre.