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le joueur

jurait que tout cela était faux. Toutefois, je pressentais que le mystère touchait à sa fin.

Ma propre destinée ne m’intéressait presque pas. Étrange disposition d’esprit : je ne possédais que vingt louis ; j’étais parmi des étrangers, sans position, sans moyens d’existence, sans espérances ; et pourtant je n’avais à mon propre sujet aucun souci. N’eût été mon inquiétude à propos de Paulina, j’aurais ri bien volontiers en me demandant quel devait être le dénoûment de tout ceci. Je sentais que la destinée de cette jeune fille était en jeu, mais je dois avouer que ce n’était pas sa destinée qui m’inquiétait le plus : c’était son secret. J’aurais voulu la voir venir à moi et me dire : « Tu sais bien que je t’aime ! » Mais s’il n’en est rien, alors… alors, que désirer désormais ? Eh ! sais-je au juste ce que je désire ? Je voudrais ne jamais la quitter, vivre dans son orbite, dans sa lumière, pour toujours, pour toute la vie. Je n’ai plus une seule autre pensée. Je ne pourrais même pas vivre loin d’elle.

Au troisième étage, dans le corridor du général, je ressentis comme une secousse intérieure. Je me retournai, et, à vingt pas, j’aperçus Paulina. Évidemment, elle m’attendait. Dès qu’elle me vit, elle me fit signe de m’approcher.

— Paulina Alexandrovna…

— Chut !

— Imaginez-vous, dis-je à voix basse, que je viens de sentir une secousse : je me retourne, je vous vois : est-ce qu’il émane de vous un fluide électrique ?

— Prenez cette lettre, dit-elle d’un air soucieux, probablement sans avoir entendu mes paroles, et remettez-la à M. Astley, tout de suite, je vous en prie. N’attendez pas de réponse ; lui-même…

Elle n’acheva pas.

— À M. Astley ? demandai-je avec étonnement.

Mais Paulina avait déjà disparu.