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le joueur

et quarante se pressaient de cent à deux cents joueurs. Ceux qui parvenaient jusqu’aux chaises de cette table sacrée ne quittaient guère leur place avant d’avoir perdu tout leur argent. Car il n’était pas permis d’occuper ce rang en simple spectateur. Ceux qui se tenaient debout attendaient leur tour ; quelques-uns même pontaient par-dessus les têtes des joueurs assis ; du troisième rang il y avait des habiles qui réussissaient à poser leur mise. On se disputait à propos de mises égarées ; car il arrive qu’un filou se glisse parmi tous ces honnêtes gens et prenne sous leurs yeux une mise qui ne lui appartient pas, en disant : « C’est la mienne. » Les témoins sont indécis, le voleur est habile et surtout effronté ; il empoche la somme.

La babouschka regardait tout cela de loin avec la curiosité d’une paysanne presque sauvage. Ce fut surtout la roulette qui lui plut. Enfin, elle voulut voir le jeu de plus près. Comment cela se passa-t-il ? je ne sais ; le fait est que les laquais, très empressés, — des Polonais ruinés pour la plupart, — lui trouvèrent aussitôt une place malgré l’affluence extraordinaire des joueurs. On posa le fauteuil à côté du principal croupier. On se pressa contre la table pour mieux voir la babouschka. Les croupiers fondaient quelque espérance sur un joueur si excentrique, une vieille femme paralysée ! Je me mis auprès d’elle. Les nôtres restèrent parmi les spectateurs.

La babouschka regarda d’abord les joueurs. Un jeune homme surtout l’intéressa. Il jouait gros jeu, de fortes sommes, et avait déjà gagné une quarantaine de mille francs amoncelés devant lui en pièces d’or et en billets. Il était pâle, ses yeux étincelaient, ses mains tremblaient, il pontait sans compter, à pleines mains, et il gagnait toujours. Les laquais s’agitaient derrière lui, lui offraient un fauteuil, lui faisaient de la place, dans l’espérance d’un riche pourboire. Près de lui était assis un petit Polonais qui se démenait de toutes ses forces et humblement ne