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le joueur

du cabinet, à trois pas de son neveu. Dieu ! je n’oublierai jamais cette scène ! Le général était en train de faire un récit que de Grillet rectifiait. Depuis deux ou trois jours, j’avais remarqué que Mlle  Blanche et de Grillet faisaient la cour au petit prince à la barbe du pauvre vieux. Tout le monde était de bonne humeur, — factice pourtant.

À la vue de la babouschka, le général resta comme foudroyé, et, la bouche bée, s’arrêta au milieu d’un mot les yeux agrandis, comme fasciné. La babouschka restait aussi silencieuse, immobile. Mais quel regard ! quel regard triomphant, provocant et railleur ! Ils se regardèrent ainsi durant à peu près dix secondes. Ce silence était extraordinaire. De Grillet laissa voir le premier un trouble singulier. Mlle  Blanche levait les sourcils, ouvrait la bouche et contemplait la babouschka d’un air effarouché. Le prince et le savant, très surpris, considéraient ce tableau. Les yeux de Paulina exprimèrent d’abord un profond étonnement ; tout à coup elle devint pâle comme un linge. Une minute après, le sang afflua à son visage et empourpra ses joues, puis elle pâlit encore.

Oui, c’était une catastrophe pour tous.

M. Astley se tenait à l’écart, tranquille, impassible comme toujours.

— Eh bien ! me voici, au lieu du télégramme, dit enfin la babouschka. Quoi ? Vous ne m’attendiez pas ?

— Antonida Vassilievna… chère tante… mais comment donc ?… murmura le pauvre général.

Si la babouschka avait plus longtemps gardé le silence, le malheureux homme serait certainement tombé frappé d’apoplexie.

— Comment ? Eh ! j’ai pris le train. Pourquoi donc sont faits les chemins de fer ? Vous me croyiez tous déjà morte ? Vous croyiez déjà palper l’héritage ! Je sais tous les télégrammes que tu as envoyés. Que d’argent ils ont dû te coûter ! Eh bien, j’ai pris mes jambes à mon cou et me voici… C’est le Français, M. de Grillet, je crois ?