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le joueur

cule et affectée ; au naturel, c’est l’être le plus banal, le plus mesquin, le plus ennuyeux du monde. Il faut être une jeune fille russe, je veux dire quelque chose de très neuf et de très naïf, pour s’éprendre d’un Français. Il n’y a pas d’esprit sérieux qui ne soit choqué par l’affreux chic de garnison qui fait le fond de ces manières convenues une fois pour toutes, par cette amabilité mondaine, par ce faux laisser aller et cette insupportable gaieté.

— Je viens pour affaires, commença-t-il d’un ton dégagé, je suis l’envoyé ou, si vous préférez, l’intermédiaire du général. Il m’a expliqué la chose en détail, et je vous avoue…

— Écoutez, monsieur de Grillet, interrompis-je, je vous agrée comme intermédiaire : je ne suis qu’un outchitel, je ne suis pas l’ami de la maison, et l’on ne me fait pas de confidences. Mais, dites-moi, êtes-vous de la famille ? Car enfin, vous prenez intérêt à tout et à tous, vous êtes mêlé à tout, et tout de suite c’est vous qu’on choisit pour l’intermédiaire !…

Ma question lui déplut.

— Je suis lié avec le général par des intérêts communs et par d’autres considérations particulières, dit-il sèchement. Le général m’a envoyé vous prier de renoncer à vos intentions d’hier. Vos inventions sont très spirituelles, mais aussi très malencontreuses. Le baron ne vous recevra pas, et ce ne sont pas les moyens de se débarrasser de vous qui lui manqueront. Dès lors, pourquoi vous entêter ? Le général vous a promis hier de vous reprendre à la première occasion favorable ; il vous autorise aujourd’hui à lui réclamer vos appointements sans le servir. C’est assez convenable, n’est-ce pas ?

Je lui répondis avec calme qu’il se trompait, que le baron m’écouterait. Je le priai ensuite de me dire franchement s’il était venu chez moi dans un autre but encore, et s’il ne désirait pas apprendre quel parti j’avais pris.