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le joueur

grande chambre, celle où il y a un piano. Il se tenait debout ; de Grillet était nonchalamment assis sur le divan.

— Qu’avez-vous fait, monsieur ? commença le général en prenant une attitude très majestueuse. Permettez-moi de vous le demander.

— Abordez donc directement l’affaire, général ; vous parlez probablement de ma rencontre d’aujourd’hui avec un Allemand ?

— Avec un Allemand ! Mais le baron Wourmergelm est un personnage important, et vous avez offensé sa femme.

— Pas le moins du monde.

— Vous leur avez fait peur, monsieur ! s’écria le général.

— Pas le moins du monde. Déjà, à Berlin, mon oreille s’était habituée à cet interminable ja wohl, qu’ils traînent d’une manière si dégoûtante. En rencontrant dans l’allée cette nichée de barons, je ne sais pourquoi le ja wohl me revint à l’esprit et m’enragea… De plus, voilà déjà trois fois que la baronne me rencontre, et trois fois qu’elle marche droit vers moi comme si je devais nécessairement m’effacer sur son passage. Eh ! j’ai mon amour-propre… J’ai ôté mon chapeau très poliment, très poliment, je vous jure, et j’ai dit : « Madame la baronne, je suis votre esclave ! » Et quand le baron s’est mis à crier : « Hein ? » je n’ai pu faire autrement que de me mettre à hurler : Ja wohl ! Et je l’ai dit deux fois, la première fois très simplement et la seconde en criant de toutes mes forces.

J’étais ravi de mon explication, j’avais plaisir à tartiner toute cette histoire aussi stupidement que possible, et plus ça durait, plus j’y prenais goût.

— Ah çà ! s’écria le général, vous moquez-vous de moi ?

Il expliqua en français à de Grillet que décidément je cherchais une affaire. De Grillet sourit avec mépris et haussa les épaules.