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le joueur

sont d’un blond roux. Ses yeux sont de véritables yeux de chat ; mais quelle fierté dans son regard !

Il y a quatre mois, quand je suis entré dans la famille, un soir, elle causait seule dans le salon avec de Grillet, et elle le regardait avec un tel air que… quand je suis rentré chez moi pour me coucher, je me suis imaginé qu’elle venait de le souffleter. C’est depuis ce soir-là que je l’aime.

Mais, arrivons au fait. Je descends donc dans le sentier, je m’arrête au beau milieu, attendant la baronne et le baron. À cinq pas, j’ôte mon chapeau et je salue.

Je me rappelle que la baronne portait une robe de soie gris perle d’une ampleur extraordinaire, avec des volants, une crinoline et une traîne. Toute petite, cette baronne, très grosse, avec un menton si prodigieux qu’il couvrait toute sa gorge. Le visage rouge, les yeux petits, méchants, insolents. Elle marchait comme si elle faisait honneur à la terre en la touchant du pied. Le baron a un visage composé de mille petites rides, des lunettes, quarante-cinq ans ; ses jambes commencent à sa poitrine, signe de race. Orgueilleux comme un paon et maladroit. Type de mouton.

Je vis tout cela en trois secondes ; mon salut et mon coup de chapeau arrêtèrent à peine leur attention. Le baron fronça légèrement le sourcil, la baronne venait droit à moi sans me voir.

— Madame la baronne, dis-je très distinctement, très haut et en détachant chaque mot, j’ai l’honneur d’être votre esclave.

Puis je saluai, je remis mon chapeau sur ma tête, et, en passant auprès du baron, je tournai poliment mon visage vers lui et lui adressai un sourire significatif.

Paulina m’avait ordonné d’ôter mon chapeau, mais l’espièglerie était de mon initiative. Le diable sait qui me poussait. Je me sentais comme précipité d’une montagne.