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le joueur

de vous ? Non, je donnerai l’ordre, et je resterai cachée. Acceptez-vous ? Pourrez-vous supporter cela ? Ah ! pas vous, pas un être comme vous !… Vous tuerez peut-être si je vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une si faible tête ! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer…

Quelque chose comme un coup me frappa au cerveau. Certes, même alors, je considérais sa question comme une plaisanterie, comme une provocation. Et pourtant, elle avait parlé trop sérieusement. J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à s’avouer à ce point son pouvoir sur moi, à oser me dire : « Cours à ta perte ! Moi, je resterai dans l’ombre. » Il y avait dans ces paroles un cynisme vraiment inouï. Mais comment se comporterait-elle ensuite avec moi ? Une telle complicité élève l’esclave jusqu’au maître et, quoique notre conversation me parût chimérique, mon cœur tressaillait.

Tout à coup elle éclata de rire. Nous étions assis sur un banc, les enfants jouaient auprès de nous, non loin des équipages qui stationnaient. La foule circulait devant nous.

— Voyez-vous cette grosse femme, reprit Paulina. C’est la baronne Wourmergelm ; il n’y a que trois jours qu’elle est arrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et sec, armé d’une canne ? Vous rappelez-vous comme il nous toisait avant-hier ? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtez votre chapeau et dites-lui quelque chose en français.

— Pour quoi faire ?

— Vous juriez de vous jeter du Schlagenberg ! Vous juriez que vous étiez prêt à tuer qui je voudrais ! Au lieu de toutes ces tragédies, je ne vous demande qu’une comédie. Allez, n’invoquez aucun prétexte, je veux voir le baron vous donner des coups de canne.

— Vous me défiez, vous pensez que je ne le ferai pas ?