Page:Dostoïevski - Le Joueur - Les Nuits Blanches, trad. Kaminski, ed. Plon, 1925.djvu/43

Cette page a été validée par deux contributeurs.
37
le joueur

absurdes qui me possédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écume mouiller mes lèvres. Certes, je me serais jeté du Schlagenberg ! Certes ! Certes ! Si ses lèvres avaient prononcé le mot « faites », sans que sa conscience s’en fût doutée, eh ! je me serais jeté… Je me rappelle mot pour mot cette conversation.

— Pourquoi vous croirais-je ? dit-elle sur un ton où il y avait tant de mépris, de ruse et de vanité que, mon Dieu ! mon Dieu ! je l’aurais tuée sans peine, en ce moment. Je l’aurais très volontiers assassinée.

— N’êtes-vous pas très lâche ? reprit-elle tout à coup.

— Peut-être bien. Je ne me suis jamais demandé cela.

— Si je vous disais : « Tuez cet homme ! » le tueriez-vous ?

— Qui ?

— Qui je voudrais.

— Hum ! le petit Français, n’est-ce pas ?

— Ne m’interrogez pas, répondez ! Tueriez-vous celui que je vous désignerais ? Je veux savoir si vous parliez sérieusement tout à l’heure.

Elle attendait si sérieusement, avec tant d’impatience, ma réponse que je me sentis troublé.

— Me direz-vous enfin ce qui se passe ici ! m’écriai-je. Avez-vous peur de moi ! Je vois très bien qu’une catastrophe est imminente. Vous êtes la belle-fille d’un homme ruiné, fou et avili par une passion irrésistible ; et vous voilà sous l’influence mystérieuse de ce misérable Français ! Et maintenant vous me posez sérieusement une pareille question… Encore faut-il que je sache… Ne pouvez-vous me parler une fois avec franchise ?

— Il ne s’agit pas de cela. Je vous pose une question, répondez-moi.

— Eh bien ! oui, oui, oui ; certainement oui, je tuerais… mais… l’ordonnez-vous aujourd’hui ?

— Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que j’aurais pitié