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le joueur

un million pour moi ! Qu’y a-t-il de mauvais dans le système équilibré des gains et des pertes ?

Ce qui me parut, à moi, réellement laid et vil, — surtout au premier abord, — dans toute cette canaille qui compose le public de la roulette, c’est l’intolérable gravité des gens assis autour des tables. Il y a deux jeux : celui des gentlemen et celui de la crapule. On les distingue très sévèrement, et pourtant, à vrai dire, quelle sottise que cette distinction ! Un gentleman risque cinq ou dix louis, rarement plus, quoiqu’il puisse, s’il est très riche, jouer mille francs, mais pour l’amour du jeu seulement, pour s’amuser, pour étudier le processus du gain et de la perte. Quant au gain lui-même, c’est chose indifférente. En ramassant son gain, il convient que le gentleman fasse à quelqu’un de ses voisins une plaisanterie. Il peut rejouer son gain, le doubler même, mais uniquement par curiosité, pour voir les chances, pour faire des combinaisons, jamais pour le désir plébéien de réaliser un profit. Il ne doit voir, dans le salon de jeu, qu’un amusement. Et ne devrait-ce pas être la pensée aussi de toute cette canaille qui l’entoure ? Elle aussi, ne devrait-elle pas jouer pour le plaisir ? Ce dédain des questions d’intérêt serait, de sa part, très aristocratique… Je vis des mamans donner des pièces d’or à de gracieuses jeunes filles de quinze à seize ans et leur apprendre à jouer.

Notre général s’approcha solennellement de la table. Les laquais se précipitèrent pour lui donner une chaise ; mais il négligea de les voir. Il prit trois cents francs en or dans sa bourse, les posa sur la noire et gagna. Il fit paroli ; la noire sortit de nouveau. Mais, au troisième coup, la rouge sortit, et il perdit douze cents francs d’un coup. Il s’en alla avec un sourire et tint bon. — Je dois dire que, devant moi, un Français gagna et perdit gaiement trente mille francs. Un gentleman doit tout perdre sans agitation ; l’argent lui est si inférieur qu’il ne peut s’en apercevoir. De plus, il est très aristocratique de ne