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tout meurtri. Si vous me pardonnez, j’aurai pour vous une reconnaissance presque amoureuse à laquelle je serai fidèle. Je ne trahirai pas votre cœur et nous nous rencontrerons, vous viendrez chez nous, vous serez notre meilleur ami. Vous m’aimerez comme avant. Je me marie la semaine prochaine, j’irai avec lui chez vous. Vous l’aimerez, n’est-ce pas ? Pardon encore. Merci encore. Aimez toujours votre Nastenka. »

Longtemps, longtemps je relus cette lettre ; enfin elle tomba de mes mains et je me cachai le visage.

— Mon petit père, dit Matrena.

— Quoi, vieille ?

— J’ai enlevé toutes les toiles d’araignées, toutes ; si maintenant tu veux te marier, la maison est propre.

Je regardai Matrena. C’était une vieille encore assez bien conservée, plutôt jeune, mais pourquoi donc son regard me semblait-il si éteint, son visage si ridé, ses épaules si voûtées, toute la créature si décrépite ? Et pourquoi me semblait-il que la chambre eût vieilli comme la vieille ? Les murs et le plancher étaient ternes, et des toiles d’araignées ! il y en avait plus que jamais. Tout était sombre… oui, j’avais devant moi la perspective de mon avenir, triste, triste, oh ! triste. Je me vis ce jour-là tel que je suis aujourd’hui quinze ans après, dans la même chambre, avec la même Matrena qui n’a pas plus d’imagination qu’autrefois.

Et je n’ai pas revu Nastenka. Attrister de ma présence son bonheur, être un reproche, faner les fleurs qu’elle noua dans ses cheveux en allant à l’autel ? jamais, jamais ! Que ton ciel soit serein, que ton sourire soit clair ! Je te bénis pour l’instant de joie que tu as donné au passant morne, étranger, solitaire…

Mon Dieu ! tout un instant de bonheur ! N’est-ce pas assez pour toute une vie ?


FIN