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brûle. Quelle aveugle tu es, Nastenka ! Comme le bonheur endurcit !… Mais je ne veux pas me fâcher contre toi… »

Je sentis enfin mon cœur trop plein.

— Nastenka ! savez-vous ce que j’ai fait aujourd’hui ?

— Eh bien ! quoi ? Dites vite ; pourquoi avez-vous tant attendu pour le dire ?

— D’abord, Nastenka, j’ai fait votre commission, porté votre lettre, vu vos bonnes gens ; ensuite… ensuite je suis rentré chez moi et je me suis couché.

— Et c’est tout ?

— Presque tout ! répondis-je le cœur serré, car je sentais mes yeux se remplir de larmes ridicules. Je me suis réveillé un peu avant notre rendez-vous ; en réalité, je n’avais pas dormi ; le temps s’était arrêté pour moi, et tout de même je m’éveillais au bruit de quelques mélodies dès longtemps connues, puis oubliées, et puis rappelées ; il me semblait que, toute ma vie, cette mélodie avait voulu sortir de mon âme et que maintenant seulement…

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! interrompit Nastenka, mais je n’y comprends rien.

— Ah ! Nastenka ! je voudrais vous expliquer ces sentiments étranges, repris-je d’une voix suppliante qui venait du fond de mon cœur…

— Oh ! assez ! dit-elle.

Elle avait deviné. Et tout à coup elle devint extraordinairement bavarde et gaie, prit mon bras, rit, exigea que je rie… Je commençais à m’attrister, il me semblait qu’elle devenait coquette.

— Tout de même je suis un peu fâchée que vous ne soyez pas amoureux de moi… Ah ! ah ! je vous dis tout ce qui me passe par la tête.

— Onze heures !

Elle s’arrêta brusquement, cessa de rire et se mit à compter les tintements de la cloche qui vibrait dans le prochain clocher.