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n’accourût à son appel. Elle était venue avant moi, une grande heure avant moi. D’abord elle riait à tout propos. Je commençai à parler, mais bientôt je me tus.

— Savez-vous pourquoi je suis joyeuse, si joyeuse de vous voir, et pourquoi je vous aime tant aujourd’hui ?

— Eh bien ?

— Je vous aime parce que vous n’êtes pas devenu amoureux de moi. Un autre à votre place commencerait à m’inquiéter, à m’importuner. Il ferait des « oh ! » des « ah ! » Mais vous… Vous, vous êtes charmant !

Et elle me serra la main avec force.

— Quel bon ami j’ai là ! reprit-elle très sérieusement. Que deviendrais-je sans vous ? Quel dévouement ! Quand je me marierai, nous serons grands amis, plus que frère et sœur, je vous aimerai presque autant que lui.

J’étais affreusement triste. Chacun de ses mots me blessait.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je brusquement, vous avez une crise ? Vous pensez qu’il ne viendra pas ?

— Que dites-vous ? Si je n’étais pas si heureuse, je crois que je pleurerais de vous voir si méfiant. Des reproches ? Pourtant vous me faites réfléchir : mais j’y penserai plus tard… quoi que ce soit bien vrai, ce que vous me disiez ; oui, je suis tout à fait hors de moi, je suis tout attente ; cela tarde un peu trop…

En ce moment, des pas retentirent, et dans l’obscurité apparut un passant qui venait juste à notre rencontre. Nastenka tressaillit, elle faillit jeter un cri, je laissai sa main et fis un mouvement comme pour m’en aller, mais nous nous étions trompés, ce n’était pas lui.

— Que craignez-vous ? Pourquoi quitter ma main ? Nous le rencontrerons ensemble, n’est-ce pas ? Je veux qu’il sache comme nous nous aimons.

— Comme nous nous aimons ! répétai-je.

Et je pensais : « Ô Nastenka, Nastenka, que viens-tu de dire ? Notre amour !… ta main est froide, la mienne