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le joueur

gorod. Je ne sais comment il a fait la connaissance du général. Il me semble éperdument amoureux de Paulina. Il était très content que je fusse à table auprès de lui et me traitait comme son meilleur ami.

Le petit Français dirigeait la conversation. Hautain avec tout le monde, il parlait finances et politique russes et ne se laissait contredire que par le général, qui le faisait d’ailleurs avec une sorte de déférence.

J’étais dans une très étrange disposition d’esprit. Dès avant le milieu du dîner, je me posai ma question ordinaire : « Pourquoi me traîner encore à la suite de ce général et ne l’avoir pas depuis longtemps quitté ? » Je regardai Paulina Alexandrovna ; mais elle ne faisait pas la moindre attention à moi. Je finis par me fâcher et me décidai à être grossier.

De but en blanc je me mêlai à la conversation ; j’avais la démangeaison de chercher querelle au petit Français. Je m’adressai au général et, tout à coup, lui coupant la parole, je lui fis observer que les Russes ne savent pas dîner à une table d’hôte. Le général me regarda avec étonnement.

— Par exemple, dis-je, un homme considérable ne manque pas dans ces occasions de s’attirer une affaire. À Paris, sur le Rhin, en Suisse, les tables d’hôte sont pleines de petits Polonais et de petits Français qui ne cessent de parler et ne tolèrent pas qu’un Russe place un seul mot.

Je dis cela en français.

Le général me regardait toujours avec étonnement, ne sachant s’il devait se fâcher.

— Cela signifie qu’on vous aura donné une leçon quelque part, dit le petit Français avec un nonchalant mépris.

— À Paris, je me suis querellé avec un Polonais, répondis-je, puis avec un officier français qui soutenait le Polonais ; une partie des Français passa de mon côté