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les nuits blanches

paroles, et puis ne la revoir plus jamais !… Mais vous riez… Du reste, ce que je dis est en effet très risible.

— Ne vous fâchez pas. Ce qui me fait rire, c’est que vous êtes votre propre ennemi. Si vous essayiez, vous réussiriez peut-être, même si la scène se passait dans la rue. Plus c’est simple, plus c’est sûr. Pas une femme de cœur, pourvu qu’elle ne fût ni sotte ni, en ce moment même, de mauvaise humeur, n’oserait vous refuser les deux paroles que vous implorez. Pourtant, qui sait ? Peut-être vous prendrait-on pour un fou. J’ai jugé d’après moi, — car moi, je sais bien comme vivent les gens sur la terre…

— Oh ! je vous remercie, m’écriai-je. Vous ne pouvez comprendre le bien que vous venez de me faire !

— Bon, bon… Mais, dites-moi, à quoi avez-vous vu que je suis une femme avec laquelle… eh bien, une femme digne… digne… d’attention et d’amitié ? En un mot pas… pot-au-feu, comme vous dites ? Pourquoi vous êtes-vous décidé à vous approcher de moi ?

— Pourquoi ? Mais… vous étiez seule ; ce monsieur trop entreprenant… il faisait nuit ; convenez que c’était le devoir…

— Mais non, auparavant déjà, là, de l’autre côté, vous vouliez m’aborder…

— Là, de l’autre côté ?… Mais vraiment, je ne sais comment vous répondre, je crains… Savez-vous ? Je me sentais aujourd’hui très heureux. La marche, les chansons que je me suis rappelées, la campagne… jamais je ne me suis senti si bien. Voyez… cela m’a semblé peut-être… pardonnez-moi si je vous le rappelle, j’ai cru vous avoir entendu pleurer, et moi… je n’ai pu supporter cela, mon cœur s’est serré. Oh ! mon Dieu ! étais-je coupable d’avoir pour vous une pitié fraternelle !… Pouvais-je vous offenser en m’approchant de vous malgré moi ?

— Taisez-vous… dit la jeune fille en baissant les yeux et en me serrant la main. J’ai eu tort de parler de cela,