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les nuits blanches

et pensifs ; qui a coloré d’un sang rose ces joues pâles naguère ; qui a répandu cette passion sur ces traits qui n’avaient pas d’expression ; pourquoi s’élèvent et s’abaissent si profondément ces jeunes seins. Mon Dieu ! qui a pu donner à la pauvre fille cette force, cette soudaine plénitude de vie, cette beauté ? Qui a jeté cet éclair dans ce sourire ? Qui donc fait ainsi étinceler cette gaieté ? Vous regardez autour de vous, vous cherchez quelqu’un, vous devinez… Mais que les heures passent, et peut-être demain retrouverez-vous le regard triste et pensif d’autrefois, le même visage pâle, les mêmes allures timides, effacées : c’est le sceau du chagrin, du repentir, c’est aussi le regret de l’épanouissement éphémère… et vous déplorez que cette beauté se soit fanée si vite. Quoi ! vous n’avez pas même eu le temps de l’aimer !…

Je ne rentrai dans la ville qu’assez tard ; dix heures sonnaient. La route longeait le canal ; c’est un endroit désert à cette heure… Oui, je demeure dans la banlieue la plus reculée.

Je marchais en chantant. Quand je suis heureux je fredonne toujours. C’est, je crois, l’habitude des hommes qui, n’ayant ni amis ni camarades, ne savent avec qui partager un moment de joie.

Mais ce soir-là me réservait une aventure.

À l’écart, accoudée au parapet du canal, j’aperçus une femme. Elle semblait examiner attentivement l’eau trouble. Elle portait un charmant chapeau à fleurs jaunes et une coquette mantille noire.

« C’est une jeune fille et sûrement une brune, » pensai-je.

Elle semblait ne pas entendre mes pas, et ne bougea point quand je passai auprès d’elle en retenant ma respiration et le cœur battant très fort.

« C’est étrange, pensai-je ; elle doit être très préoccupée. »

Et tout à coup je m’arrêtai ; il me semblait avoir entendu des sanglots étouffés.