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le joueur

n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique de sucre, monsieur Astley ?

— Oui, je fais partie d’une entreprise de raffinerie, Lovel et Cie.

— Eh bien ! vous voyez, monsieur Astley, d’un côté un raffineur, de l’autre Apollon du Belvédère. Moi, je ne suis pas même un raffineur. Je suis un joueur à la roulette, j’ai été domestique. (Mlle  Paulina doit en être informée, car je vois qu’elle a une très bonne police.)

— Vous êtes irrité, me répondit monsieur Astley avec le plus grand calme. Vos saillies sont sans originalité.

— J’en conviens ; mais, mon noble ami, n’est-ce pas précisément ce qu’il y a de plus affreux, que ces clichés si vieux, si vieux, soient encore vrais ? Nous n’avons donc, nous autres gens modernes, rien inventé !

— Voilà des paroles ignobles… ; car, car… sachez, dit M. Astley, d’une voix tremblante et les yeux étincelants, sachez donc, ingrat, malheureux, homme perdu que vous êtes ! sachez que je suis venu à Hombourg exprès, parce qu’elle m’a chargé de vous voir, de vous entretenir longuement et sincèrement, et prié de lui communiquer vos pensées et vos espérances et… et vos souvenirs.

— Vraiment ! vraiment ! m’écriai-je. — Des larmes brûlantes coulaient de mes yeux ; je ne pouvais les retenir. Il me semblait que c’étaient mes premières larmes.

— Oui, malheureux, elle vous aimait, et je puis vous le révéler, car vous êtes un homme perdu. J’aurais beau vous dire qu’elle vous aime encore, vous resterez ici cependant ! Oui, vous êtes perdu ! Vous aviez certaines facultés rares, un caractère vif. Vous étiez un homme de valeur. Vous auriez pu être utile à votre patrie, qui a tant besoin d’hommes ! Mais vous resterez ici ; votre vie est finie. Je ne vous en fais pas un crime : à mon avis, tous les Russes sont comme vous. Ce n’est pas toujours la roulette qui les perd ; mais qu’importe le moyen ? Les exceptions sont rares. Vous n’êtes pas le premier à ne pas