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— Vous êtes engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéressé de la vie sociale, des devoirs humains, de vos amitiés, — car vous en aviez, — et vous avez même abandonné vos souvenirs. Je me rappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité de votre développement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vos meilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pas plus loin que rouge et noir, j’en suis sûr.

— Assez, monsieur Astley, assez, je vous en prie ; ne me rappelez pas mes souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que je n’ai rien oublié. J’ai seulement chassé de ma mémoire le passé jusqu’au moment où ma situation aura changé, et alors, alors… alors vous verrez un ressuscité !

— Vous serez encore ici dans dix ans ; je vous offre d’en faire le pari, et, si je perds, je vous le payerai ici même, sur ce banc.

— Pour vous prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moi de vous demander où est maintenant Mlle Paulina. Si ce n’est pas vous qui m’avez racheté, c’est certainement elle, et voilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.

— Non, je ne crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté. Elle est maintenant en Suisse, et vous me ferez plaisir en cessant de me questionner sur Mlle Paulina, dit-il d’un ton ferme et légèrement irrité.

— Cela signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je en riant malgré moi.

Mlle Paulina est la plus honnête et la meilleure personne qui soit au monde. Je vous le répète, cessez vos questions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom prononcé par vous offense tous mes sentiments.

— Ah !… Vous avez tort. Jugez vous-même : de quoi parlerions-nous, si ce n’est d’elle ? Elle est le centre de tous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui concerne…, pour ainsi dire, la position… extérieure de