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le joueur

plus de mille francs, et je ne sais même d’où cet argent lui venait. La générosité de M. Astley était l’explication la plus plausible, d’autant plus qu’il avait pu payer à l’hôtel la note du général. La conduite du « bon homme » à mon égard était de nature à me faire croire qu’il ne soupçonnait même pas mes relations avec Blanche. Je suppose qu’il s’expliquait ma présence chez elle en m’attribuant quelque emploi, comme de secrétaire particulier, voire de domestique. Il me traitait de haut, et même me réprimandait de temps en temps.

Un matin, à l’heure du café, il nous fit rire aux larmes, Blanche et moi. Il n’était pas susceptible, à son ordinaire ; mais, ce matin-là, il se fâcha contre moi, je ne sais pas encore pourquoi, et j’imagine qu’il ne le savait pas davantage lui-même. Brusquement, il se mit à proférer des paroles incohérentes, me traitant de gamin, disant qu’il m’apprendrait à vivre, etc. Blanche riait à se tordre. Enfin, on réussit à le calmer, et on l’emmena se promener. Depuis quelque temps, je le voyais triste, et j’avais le sentiment que, même quand Blanche était là, quelque chose ou quelqu’un lui manquait. Des mots lui échappaient où revenait le nom de sa femme. J’essayais alors de lui parler de ses enfants ; mais il se dérobait aussitôt à la conversation.

— Les enfants… oui… vous avez raison…

Un soir, pourtant, il fut expansif.

— Ces malheureux enfants ! me dit-il tout à coup. Oui, monsieur, il faut les plaindre ! Malheureux enfants ! répéta-t-il plusieurs fois encore durant la soirée.

Un jour, je lui parlai de Paulina. Il devint subitement furieux.

— C’est une ingrate ! s’écria-t-il, une méchante et une ingrate, la honte de notre famille ! S’il y avait des lois, je l’aurais réduite, oui, oui, je l’aurais soumise !

Quant à de Grillet, il ne voulait même pas entendre parler de lui.