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le joueur

minges l’imitait, mais plus discrètement. J’étais le moins gai des trois. Ma vie se brisait là en deux parts ; mais j’avais pris, dès la veille, le parti de risquer tout l’avenir sur une carte. Peut-être étaient-ce cette fortune et cette bonne fortune inattendues qui submergeaient ma volonté. Peut-être, ne demandais-je pas mieux !… Il me semblait que le décor de la comédie de ma vie n’était d’ailleurs changé que pour peu de temps. Dans un mois, je serais de retour, et alors… et alors à nous deux, monsieur Astley ! Je me rappelle maintenant encore comme j’étais triste en ce moment ; ah ! profondément triste ! Et pourtant je tâchais de rire avec cette petite folle !…

— Mais que veux-tu encore ? Comme tu es bête ! criait-elle tout en riant. Eh bien ! oui, oui, nous allons les flamber, tes deux cent mille francs ! mais tu seras heureux comme un petit roi ! Je ferai moi-même le nœud de ta cravate et je te présenterai à Hortense. Et quand nous aurons tout dépensé, tu reviendras ici te refaire. Que t’ont dit les Juifs ? L’important, c’est d’être courageux, et tu l’es. Tu reviendras à Paris m’apporter de l’argent… plusieurs fois. Quant à moi, je veux cinquante mille francs de rente et alors…

— Et le général ? demandai-je.

— Le général ? Il va tous les jours me chercher un bouquet, à cette heure-ci, tu le sais bien ! Justement, aujourd’hui, je lui en ai demandé un des fleurs les plus rares. Quand il rentrera, il verra que le « bel oiseau », comme disait sa babouschka, s’est envolé. Parions qu’il nous suivra ? Ah ! ah ! ah ! Et j’en serai bien aise. Il me servira à Paris pendant qu’ici sa note sera soldée par M. Astley.

Et voilà comment je partis pour Paris !