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le joueur

— Monsieur a déjà gagné cent mille florins, fit une voix derrière moi.

Je revins brusquement à moi. Comment ! j’avais gagné en une seule soirée cent mille florins ! Mais cela me suffisait !…

Je me précipitai sur les billets, je les mis en paquets dans mes poches et m’enfuis de la gare. On riait sur mon passage, on se montrait mes poches gonflées, on commentait ma démarche, que le poids de l’or rendait inégale ; je portais plus d’un demi-pond[1]. Plusieurs mains étaient tendues vers moi ; je fis des distributions de poignées d’or. Deux Juifs m’arrêtèrent à la sortie.

— Vous avez du courage ! Allez-vous-en ; quittez la ville dès demain, ou vous perdrez tout, me dirent-ils.

Je ne leur répondis pas. L’heure était avancée. J’avais encore une demi-verste jusqu’à l’hôtel. Je n’avais jamais eu peur des voleurs, même dans mon enfance, et je n’y pensais pas davantage cette fois. Je ne pensais qu’à mon triomphe ; pourtant mes sensations étaient mêlées, presque pénibles : c’était un sentiment presque douloureux de victoire. Soudain, le visage de Paulina apparut à mon imagination. Je me souvins que j’allais la revoir, lui raconter, lui montrer… Mais je ne me rappelais plus ni ses récentes paroles, ni pourquoi j’étais allé à la gare, ni rien enfin de tout ce passé devenu pour moi si vieux en si peu de temps. Je ne devais plus m’en souvenir désormais, en effet, car voilà qu’une nouvelle vie commençait pour moi.

Presque au bout de l’allée, je fus pris subitement de terreur : « Et si on m’assassinait !… Si on me dévalisait !… » Ma terreur redoublait à chaque pas. Je courais presque.

Tout à coup, notre hôtel m’apparut, étincelant de toutes ses lumières.

— Grâces à Dieu ! me voici arrivé !

  1. Seize livres.