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le joueur

pas altéré son calme habituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.

Je rentrai chez moi très irrité.

Certes, je ne cherchais pas à lui parler, et depuis l’incident Wourmergelm nous ne nous étions pas revus. Certes, je jouais l’orgueilleux, et plus le temps passait, plus ma colère montait. Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe ; mais du moins elle ne devait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant de dédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime, elle m’a permis de lui parler de mon amour ! Cela a commencé étrangement, il est vrai.

Il y a longtemps de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’elle voulait faire de moi son ami, son homme de confiance. Elle essaya. Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos singulières relations actuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me défendre de lui en parler ? Mais elle me le permet, elle me provoque même à ces entretiens et… ce n’est que pour se moquer de moi ! Elle prend plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seul coup, avec quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle sait pourtant bien que je ne puis pas exister sans elle ! Voilà trois jours passés depuis l’histoire du baron, et je ne puis plus supporter notre séparation. En la rencontrant, tout à l’heure, dans le parc, le cœur me battait avec une indicible violence. Elle non plus ne peut vivre sans moi ! Je lui suis nécessaire, mais serait-ce seulement à titre de bouffon ?

Elle a un mystère dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avec la babouschka m’a douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille fois suppliée d’être franche avec moi ; elle savait que j’étais prêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne me marquait que du mépris ! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, elle n’exigeait de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron, par exemple. C’était révoltant ! C’est donc ce Français qui résume le