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M. Goliadkine n’avait aucune haine, ni la moindre animosité contre lui. C’eût été plutôt le contraire.

Cependant il n’aurait pas voulu, pour tous les trésors du monde, le rencontrer, surtout en cet instant. Bien mieux, M. Goliadkine connaissait parfaitement cet homme. Il savait même son nom, et pourtant à aucun prix il n’eût voulu le nommer, et n’eût consenti à dire son nom et son prénom. Si l’étonnement de M. Goliadkine dura longtemps ou non, s’il resta longtemps assis sur la borne du trottoir, je ne saurais le dire. Mais lorsqu’il revint un peu à lui, il s’élança tout à coup et courut de toutes ses forces sans se retourner. La respiration lui manquait. Il trébucha deux fois et faillit tomber. Il perdit sa seconde galoche. Enfin il ralentit un peu son pas afin de respirer, regarda rapidement autour de lui, et s’aperçut qu’il avait sans y prendre garde longé le quai, traversé le pont Annitchkov, une partie de la Perspective Newsky, et qu’il était au coin de la rue Liteinaïa. M. Goliadkine tourna dans cette rue. Il était comme un homme suspendu au-dessus d’un abîme, et qui sent la terre s’écrouler sous lui. Tout à l’heure elle tremblait. Voici qu’elle remue pour la dernière fois, elle tombe, elle l’entraîne dans l’abîme. Lui, le malheureux, il n’a pas de force, ni la présence d’esprit de reculer, de détacher ses yeux de l’abîme béant. L’abîme J’attire, il y