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que saignement de nez, et il regarde fixement l’eau trouble et noire du fleuve. Combien de temps reste-t-il ainsi, nul ne sait, mais il est si désespéré, si tourmenté, si bouleversé, il est si fatigué et si faible qu’il oublie tout, et le pont Ismailovsky et la rue Schestilavotchnaïa et le présent. Eh quoi ! tout lui est égal : l’affaire est faite, terminée, la sentence est signée. Qu’y peut-il encore ?… Tout à coup… il tressaille de tout son corps et inconsciemment bondit de deux pas. Indiciblement inquiet, il regarde autour de lui, mais il n’y a personne… personne… Il n’aperçoit rien de particulier, et pourtant… pourtant… il lui semble que quelqu’un à l’instant même était là, près de lui, tout près de lui, s’appuyant comme lui sur le parapet du quai… et — c’est étrange — lui a parlé. Lui a parlé d’une voix rapide et saccadée… pas très distincte, et qui disait des paroles qui le concernaient très intimement.

« Quoi ?… ai-je rêvé ?… se dit M. Goliadkine regardant une fois de plus autour de lui… Mais où suis-je ?… eh ! eh ! » conclut-il en hochant la tête. Il éprouve cependant un sentiment pénible d’inquiétude ; il a même peur, il regarde le lointain vague, et, de toute la force de ses yeux myopes, il cherche à percer devant lui l’atmosphère humide. Pourtant rien de nouveau, rien de particulier ne se présente aux yeux de M. Goliadkine. Il semble que tout soit dans