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donner de semblables. Si j’étais poète, comme Homère ou Pouchkine, — un moindre talent n’y suffirait pas — je vous peindrais, ô lecteur, avec d’éclatantes couleurs et d’un large pinceau ce jour triomphal. C’est par le dîner que je commencerais mon poème. Surtout je dirais l’instant insigne et solennel, où se lève la première coupe à la santé de la reine de la fête. Je vous dirais les hôtes plongés dans un solennel silence, cette attente qui ressemble davantage à l’éloquence de Démosthène qu’au silence. Je vous dirais André Philippovitch, l’aîné des invités, qui a comme un droit de préséance ; je vous dirais ses cheveux gris et ses décorations qui s’y harmonisent, je vous dirais André Philippovitch debout devant la coupe de fête, qui paraît remplie plutôt d’un nectar divin, que du vin de la vigne. Je vous dirais les invités et les heureux parents de la reine de la fête qui ont levé leur coupe après André Philippovitch et qui fixent sur lui des yeux en attente. Je vous dirais André Philippovitch qui laisse tomber d’abord une larme dans la coupe, qui prononce un compliment et boit à la santé… Mais j’avoue humblement que je ne saurais exprimer la solennité de l’instant où la reine de la fête elle-même, Clara Olsoufievna, rouge comme une rose de printemps, rouge de bonheur et de pudeur, dans le trop plein de son cœur tomba dans les bras de sa tendre mère, de l’instant où cette tendre