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« Canaille, pense M. Goliadkine qui s’empourpre de honte. Il est sans pudeur. Est-ce qu’on l’a vu ? il me semble que personne ne le remarque… » M.Goliadkine jeta un rouble comme s’il lui brûlait les doigts, il ne fit pas attention au sourire effronté du vendeur, sourire de triomphe et de puissance, se fraya un chemin parmi les consommateurs assemblés, et se précipita dehors sans tourner la tête. « Je puis encore le remercier de ne pas m’avoir tout à fait compromis, je puis remercier ce brigand et le sort que tout se soit bien arrangé. Le vendeur seul a été insolent. Mais quoi ; il était dans son droit. On devait un rouble dix kopeks, alors il était dans son droit. Sans argent on ne donne rien à personne. Mais il aurait pu être plus poli, la canaille. »

Ainsi parlait M. Goliadkine, en descendant de l’escalier sur le perron. Mais sur la dernière marche, il s’arrêta, comme s’il avait pris racine. Il rougit et des larmes apparurent dans ses yeux. Pendant une demi-minute, il resta planté comme un poteau. Tout à coup il frappa résolument du pied, d’un bond sauta du perron dans la rue, et sans retourner la tête, tout suffoquant, sans sentir la fatigue, il s’en fut chez lui.

À la maison il n’enlève même pas son pardessus, lui qui d’ordinaire se met aussitôt en robe de chambre. Il ne prend pas sa pipe, il s’assied immédiatement sur le divan, approche l’encrier, prend la plume, une feuille de papier et d’une