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rait ; sa femme aussi, et ma petite Marie, et tout le monde… Il y avait même une petite blonde, venue je ne sais d’où, qui pleurnichait aussi… De tous les coins, des gosses sortirent et se mirent à piailler… Combien de larmes ! que d’attendrissements ! Un fils prodigue, je vous dis, ou bien un soldat qui revient de la guerre.

Puis, ce fut une vraie réception : on apporta des gâteaux, on organisa des jeux de société. « Oh ! que j’ai mal ! disait-elle. — Qu’est-ce qui vous fait mal ? — Le cœur. » Elle rougit, la pauvrette. Le vieux et moi, nous bûmes du punch, et me voilà tout à fait à mon aise…

Quand je retournai chez ma pauvre grand’mère, la tête me tournait. Je réveillai la vieille et, tout joyeux, je lui contai l’histoire de mon bonheur. « T’a-t-il donné de l’argent, le brigand ? — Oui, grand’mère, il m’en a donné. Le bonheur est à notre porte ! »

J’ai commencé à m’endormir et puis je me suis de nouveau réveillé et j’ai pensé à toute cette joie nouvelle. Demain, me dis-je, c’est le premier avril : quelle belle journée, et amusante ! je songeais, je songeais, et enfin une idée drôle me vint à l’esprit. Je me levai, j’allumai la bougie et, riant tout seul, je m’assis à mon bureau.

— Savez-vous, Messieurs, ce que c’est qu’un homme heureux ? Vous allez le voir. Ma joie fut cause que je me précipitai les yeux fermés dans le malheur. J’entrai de plain-pied dans la boue ! Quel sale caractère j’ai, pourtant ! On me dévalise de presque tout, et moi, de bon cœur, j’offre le reste ! Allons, prenez cela aussi ! Il me flanque une gifle, et moi je tends l’autre joue ; comme à un chien, il me tend un appât, et moi, de tout cœur, je me précipite pour embrasser tout le monde. Vous voyez, c’est comme maintenant : vous vous moquez de moi, vous chuchotez entre vous ; je le vois bien ; quand je vous aurai ouvert mon cœur, vous me ridiculiserez, et cependant, tout en le sachant, je vous en raconte ; pourtant personne ne m’y force, mais je vous prends comme mes frères, mes amis les meilleurs… Hé !…