Page:Dostoïevski - La logeuse, suivi de deux histoires (2e édition), 1920.djvu/143

Cette page n’a pas encore été corrigée

Qui étaient-ils ? Il ne le savait pas ; mais il voyait qu’une tyrannie profonde, inéluctable pesait sur la malheureuse créature sans défense, et son cœur se troublait et se remplissait d’une indignation impuissante. Il lui semblait qu’on montrait perfidement aux yeux de l’âme, qui a recouvré la vue, sa propre chute, qu’on martyrisait un pauvre cœur « faible », qu’on lui expliquait la vérité à tort et à travers, qu’on le maintenait à dessein dans la cécité quand cela était nécessaire, que l’on flattait astucieusement son cœur impétueux et troublé et que l’on coupait ainsi, peu à peu, les ailes d’une âme aspirant à la liberté mais incapable de révolte ou d’un élan libre vers la vie…

Ordynov devenait de jour en jour plus sauvage, et il faut reconnaître que ses Allemands respectaient sa sauvagerie. Il choisissait de préférence pour ses promenades l’heure du crépuscule et les endroits éloignés et déserts. Par un soir triste, pluvieux, dans une vilaine petite rue, il rencontra Iaroslav Ilitch.

Iaroslav Ilitch avait beaucoup maigri. Ses yeux agréables étaient plus ternes, et toute sa personne portait la marque du désenchantement. Il courait pour une affaire quelconque, ne souffrant pas de retard. Il était tout trempé, tout sale, et une goutte de pluie pendait d’une façon fantastique à son nez, très convenable, mais maintenant tout bleui. De plus, il avait laissé pousser ses favoris.

Les favoris, et aussi l’air de Iaroslav Ilitch de vouloir fuir son vieil ami, frappèrent Ordynov. C’est curieux. Ils blessèrent même son cœur, qui, jusque là, n’avait pas eu besoin de compassion. Enfin l’homme qu’il avait connu autrefois, simple, débonnaire, naïf – disons même, ouvertement, un peu bête, mais sans prétention – lui était plus agréable. Il est désagréable, en revanche, quand un homme bête et que nous avons aimé en raison même, peut-être, de sa bêtise, se met soudain à être intelligent. Oui, c’est vraiment très désagréable ! Mais la méfiance avec laquelle il avait d’abord regardé Ordynov s’effaça aussitôt, et il engagea très amicalement la conversation. Il commença par dire qu’il avait beaucoup à faire, ensuite qu’il y avait longtemps qu’ils ne s’