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faire visite, c’est que vous me craignez. Celui qu’on craint, on ne le méprise pas. Et penser que je vous estimais, jusqu’à cette minute même ! Mais savez-vous pourquoi vous me craignez, et quel est à présent votre but principal ? Vous avez voulu savoir par vous-même quelle est celle de nous deux qu’il aime le plus, parce que vous êtes terriblement jalouse…

— Il m’a déjà dit qu’il vous haïssait… eut à peine la force de balbutier Aglaé.

— C’est possible ; il se peut même que je ne vaille pas cela ; seulement… seulement, vous avez menti, je crois ! Il ne peut pas me haïr et il n’a pas pu vous dire cela ! Du reste, je suis prête à vous pardonner… eu égard à votre situation… seulement j’avais meilleure opinion de vous ; je vous croyais plus intelligente et même plus belle, je vous l’assure !… Eh bien, prenez donc votre trésor… le voilà, il vous regarde et n’en revient pas, prenez-le, mais à une condition : allez-vous en d’ici tout de suite ! À l’instant même !…

Elle se laissa tomber sur un fauteuil et fondit en larmes. Mais tout à coup une nouvelle flamme s’alluma dans ses yeux. Attachant sur Aglaé un regard d’une fixité obstinée, elle se leva :

— Si tu veux, je vais tout de suite lui donner un ordre, entends-tu ? Je n’aurai qu’à le lui ordonner et immédiatement il renoncera à toi, il restera avec moi pour toujours, il m’épousera, et tu retourneras seule chez toi… Veux-tu, veux-tu ? cria-t-elle comme une folle. Peut-être elle-même ne croyait-elle pas qu’elle pût tenir un pareil langage.

Aglaé effrayée s’était élancée vers la porte, mais, au moment de sortir, elle s’arrêta, comme clouée au seuil, et écouta.

— Veux-tu que je chasse Rogojine ? Tu croyais que j’avais déjà épousé Rogojine pour te faire plaisir ? Tiens, je vais crier en ta présence : « Va-t’en, Rogojine ! » et je dirai au prince : « Te rappelles-tu ce que tu m’as promis ? » Seigneur ! Mais pourquoi donc me suis-je ainsi humiliée devant eux ? Mais ne m’as-tu pas toi-même assuré, prince, que tu