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le fussiez pas du tout, vous seriez plus malheureuse… (Aglaé prenait plaisir à prononcer ces mots, elle parlait avec une volubilité extrême, mais ce qu’elle disait, elle l’avait préparé longtemps à l’avance, alors que, même en rêve, elle était loin d’entrevoir la possibilité de la conférence actuelle ; la jeune fille suivait d’un regard venimeux l’effet de ses paroles sur Nastasia Philippovna, qui, en les entendant, avait changé de visage). Vous vous rappelez, continua-t-elle, — qu’il m’a écrit alors ; il dit que vous connaissez cette lettre et même que vous l’avez lue ? Au reçu de cette lettre, j’ai tout compris, et bien compris ; dernièrement il m’a lui-même confirmé cela, j’entends, tout ce que je viens de vous dire, mot pour mot même. Après la lettre, j’ai attendu. Je devinais que vous viendriez ici, parce que vous ne pouvez vous passer de Pétersbourg : vous êtes encore trop jeune et trop belle pour la province… Du reste, ces paroles ne sont pas de moi non plus, ajouta en rougissant Aglaé dont le visage conserva cette coloration jusqu’au moment où elle cessa de parler. — Quand j’ai revu le prince, j’ai pris une grande part à sa douleur et à son injure. Ne riez pas ; si vous riez, vous êtes indigne de comprendre cela…

— Vous voyez que je ne ris pas, dit d’un ton sévère et attristé Nastasia Philippovna.

— Du reste, peu m’importe, riez tant qu’il vous plaira. Lorsque je l’ai moi-même interrogé, il m’a dit que depuis longtemps il ne vous aimait plus, que même votre souvenir lui était pénible, mais qu’il vous plaignait et qu’en pensant à vous il avait, pour ainsi dire, le cœur navré. Je dois ajouter que c’est l’homme le plus noblement ingénu et le plus confiant que j’aie jamais rencontré. J’ai deviné après l’avoir entendu que le premier venu peut facilement le tromper et qu’il pardonne à quiconque l’a trompé. C’est pour cela que je l’ai aimé…

Aglaé s’arrêta un instant, se demandant avec stupéfaction comment elle avait pu prononcer un pareil mot ; mais en même temps un orgueil sans bornes étincelait dans son