— Non, vous savez, il vaut mieux que je parle ! reprit Muichkine dans un nouvel élan fiévreux (il s’adressait au vieillard du même ton confiant que si c’eût été un ami intime). — Hier, Aglaé Ivanovna m’avait défendu de parler et m’avait même indiqué nommément les sujets sur lesquels je devais me taire ; elle sait que je suis ridicule quand j’en parle ! J’ai atteint ma vingt-septième année, mais je sais que je suis comme un enfant. Je n’ai pas le droit d’exprimer ma pensée, il y a longtemps que je l’ai dit ; je n’ai parlé franchement qu’à Moscou, avec Rogojine… Nous avons lu Pouchkine ensemble, nous l’avons lu tout entier ; il ne connaissait rien du poète, il n’en avait même jamais entendu parler… J’ai toujours peur que mon air ridicule ne nuise à la pensée, à l’idée principale. Je n’ai pas le geste. Mes gestes ne sont jamais en situation, cela fait rire et discrédite la pensée. Je n’ai pas non plus de mesure dans les sentiments, et c’est le principal, le point le plus important… Je sais que le silence me convient plutôt. Quand je me tais, j’ai même l’air très-raisonnable ; de plus, cela me permet de méditer. Mais maintenant il vaut mieux que je parle. Si j’ai pris la parole, c’est parce que vous fixez sur moi un regard si bon… Vous avez une excellente figure ! Hier, j’avais juré à Aglaé Ivanovna que je n’ouvrirais pas la bouche de toute la soirée.
— Vraiment ? fit le vieillard avec un sourire.
— Mais il y a des moments où je me dis que j’ai tort de penser de la sorte : la sincérité vaut le geste, n’est-ce pas ? N’est-il pas vrai ?
— Quelquefois.
— Je veux tout dire, tout, tout, tout ! Oh, oui ! Vous me prenez pour un utopiste ? pour un idéologue ? Oh, détrompez-vous, je n’ai, je vous l’assure, que des idées si simples… Vous ne le croyez pas ? Vous souriez ? Parfois, vous savez, je suis lâche, parce que je perds la foi ; tantôt en venant ici, je me disais : « Comment entrerai-je en matière avec eux ? Par quel mot faut-il commencer pour qu’ils comprennent quelque chose ? » Quelle peur j’avais ! Mais c’était surtout