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ans », répondis-je. — « Petite fille, alors. » Et il traça ces mots sur l’album :

« Ne mentez jamais. »
« Napoléon, votre ami sincère. »

Un tel conseil et dans un tel moment, avouez, prince…

— Oui, c’est significatif.

— Tant que ma sœur a vécu, — elle est morte en couche, — on a pu voir cet autographe dans son salon, où il était accroché à un mur, sous un transparent. Depuis, je ne sais pas ce qu’il est devenu… mais… ah ! mon Dieu ! Déjà deux heures ! Comme je vous ai retenu, prince ! C’est impardonnable !

Le général se leva.

— Pas du tout ! Au contraire ! murmura le prince, — vous m’avez tellement intéressé et… enfin tout cela est si curieux ; je vous suis bien reconnaissant !

Ardalion Alexandrovitch serra de nouveau à lui faire mal la main de son interlocuteur et fixa sur lui un regard enflammé ; il semblait tout remué par une idée soudaine qui venait de s’offrir inopinément à son esprit.

— Prince ! dit-il, — vous êtes si bon, vous avez le cœur si ingénu, que parfois je suis tenté de vous plaindre. Je vous considère avec attendrissement ; oh ! que Dieu vous bénisse ! Que votre vie commence et fleurisse… dans l’amour. La mienne est finie ! Oh ! pardon, pardon !

Il couvrit son visage de ses mains et se retira en toute hâte. Son émotion était sincère, le prince n’en pouvait douter. Ce dernier comprenait également que le vieillard s’en allait enivré de son succès ; mais il le soupçonnait d’appartenir à cette classe de menteurs qui, tout en se grisant de leurs hâbleries, ne s’illusionnent jamais qu’à demi sur la crédulité de leurs auditeurs. Dans le cas présent, il pouvait se faire qu’à l’exaltation succédât bientôt chez le général une confusion extraordinaire, et alors il verrait une offense dans l’indulgente attention avec laquelle le prince l’avait écouté. « N’ai-je pas eu tort de flatter sa manie ? » pensa Muichkine