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se rendre sans délai à cette invitation. On ne se serait jamais douté, à le voir arriver si vite, que depuis trois jours il évitait de se rencontrer avec le prince. L’employé s’assit sur le bord d’une chaise, grimaçant, souriant, clignant les yeux, se frottant les mains ; sa physionomie était celle d’un homme qui s’apprête naïvement à recevoir communication d’une grande nouvelle depuis longtemps attendue et devenue en quelque sorte le secret de Polichinelle. Le prince se sentit de nouveau mal à l’aise : il s’apercevait maintenant que tous comptaient apprendre de lui quelque chose et semblaient vouloir lui adresser des félicitations ; on l’abordait avec des sourires, des clignements d’yeux, des demi-mots significatifs. Keller était déjà passé trois fois, amené lui aussi par le désir évident de féliciter Son Altesse : chaque fois, après avoir commencé un compliment dithyrambique et obscur, il s’était esquivé sans achever son speech. (Depuis quelques jours le boxeur pratiquait avec un redoublement d’assiduité le culte de la bouteille et du billard.) Kolia lui-même, malgré son chagrin, avait à deux reprises, en causant avec le prince, fait allusion à certaine chose.

Sans préambule, d’un ton légèrement fâché, le prince demanda à Lébédeff ce qu’il pensait de l’état présent du général et pourquoi Ardalion Alexandrovitch était dans une telle inquiétude. Il lui raconta en quelques mots la scène précédente.

— Chacun a ses soucis, prince, et… surtout dans notre siècle étrange et inquiet ; c’est ainsi, répondit assez sèchement Lébédeff.

Son désappointement et son dépit étaient visibles.

— Quelle philosophie ! observa en souriant le prince.

— Il faut de la philosophie, elle serait très-nécessaire à notre époque, dans son application pratique, mais on la méprise, voilà le malheur. Quant à moi, très-estimé prince, j’ai pu être honoré de votre confiance dans un certain cas que vous connaissez, mais cela jusqu’à un certain point seulement, et jamais en dehors des circonstances qui se