Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/200

Cette page a été validée par deux contributeurs.

j’en aurai peut-être bien trois ! » acheva-t-il in petto, mais ce rêve qu’il caressait mentalement, jamais il ne le confiait à personne. La nature aime et favorise de pareilles gens. À coup sûr, elle récompensera Ptitzine : ce n’est pas trois maisons mais quatre qu’il aura, et cela justement parce que, dès son enfance, il a compris qu’il ne serait jamais un Rothschild. À cette limite, il est vrai, s’arrêtera la fortune de Ptitzine, et, quoi qu’il arrive, jamais il ne lui sera donné d’avoir plus de quatre maisons.

Barbara Ardalionovna ne ressemblait pas du tout à son frère. Elle aussi avait des désirs violents, mais ils étaient plutôt opiniâtres qu’impétueux. Il y avait autant de sagesse dans ses projets que dans la manière dont elle en poursuivait l’exécution. Sans doute, elle appartenait aussi à la catégorie des gens « ordinaires » qui rêvent d’être originaux, mais elle avait bientôt reconnu qu’il n’existait pas en elle le moindre grain d’originalité véritable, et elle ne s’en affligeait pas outre mesure, — qui sait ? ici peut-être lui venait en aide un orgueil sui generis. Ce fut très-résolument qu’elle fit sa première concession aux nécessités de la vie pratique en consentant à devenir la femme de M. Ptitzine ; toutefois, lorsqu’elle l’épousa, elle ne se dit nullement : « Va pour une bassesse, du moment qu’elle conduit au but », comme n’aurait pas manqué de s’exprimer en pareil cas Gabriel Ardalionovitch (selon toute probabilité, il tenait ce langage à sa sœur elle-même quand, en qualité de frère aîné, il lui manifestait sa satisfaction du parti qu’elle avait pris). Loin de là, Barbara Ardalionovna se maria après s’être positivement convaincue que son futur époux était un homme modeste, agréable, presque lettré, et que jamais, pour rien au monde, il ne commettrait une grande bassesse. Quant aux petites, c’étaient des niaiseries dont Barbara Ardalionovna ne s’inquiétait pas ; d’ailleurs, où n’y a-t-il pas de ces misères ? Il est absurde de chercher l’idéal ! De plus, elle savait qu’en se mariant elle assurait un gite à tous les siens. Voyant Gania malheureux, elle voulait lui être utile,