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rencontrée couverte de dentelles et de diamants, dans une société d’ivrognes et de vauriens ? Ne faites pas attention à cela, je n’existe plus guère et je le sais ; Dieu sait ce qui vit en moi à ma place. Je lis cela chaque jour dans deux yeux terribles qui m’observent sans cesse, même lorsqu’ils ne sont pas devant moi. À présent ces yeux se taisent (ils se taisent toujours), mais je connais leur secret. La maison de cet homme est sombre, maussade ; elle renferme un mystère. Je suis sûre qu’il a dans une boite un rasoir entouré de soie, comme l’autre, l’assassin de Moscou ; celui-là aussi demeurait avec sa mère et avait noué un fil de soie autour d’un rasoir pour couper la gorge à quelqu’un. Tout le temps que j’ai été chez lui, je me suis figuré qu’il y avait là quelque part sous une planche du parquet un cadavre caché peut-être par son père ; il me semblait que, comme celui de Moscou, ce cadavre était enveloppé dans une toile cirée et qu’on avait aussi placé tout autour des flacons de liquide Jdanoff ; je vous montrerais même le coin. Il ne dit rien, mais je sais qu’au point où il m’aime, il doit forcément me haïr. Votre mariage et le mien auront lieu en même temps : c’est ce qui a été convenu entre lui et moi. Je n’ai pas de secrets pour lui. Je le tuerais bien, tant j’ai peur de lui… Mais il me tuera auparavant… tout à l’heure il s’est mis à rire et il m’a dit que je rêvais ; il sait que je vous écris. »

Le même délire se manifestait dans bien d’autres passages de ces lettres. Une d’elles, la seconde, était fort longue : deux feuilles de papier de poste grand format, couvertes d’une écriture très-fine.

Après avoir, comme la veille, erré longtemps dans le parc sombre, le prince le quitta enfin. La nuit claire et transparente lui sembla plus claire encore que de coutume ; « comment n’est-il pas plus tard que cela ? » pensa-t-il. (Il avait oublié de prendre sa montre.) Les sons d’une musique lointaine arrivaient à son oreille : « Ce doit être au Waux-Hall ; sans doute ils n’y sont pas allés aujourd’hui. » Tandis qu’il