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moi et j’ai conçu l’idée d’un tableau. Les peintres représentent toujours le Christ au milieu de quelque scène évangélique, ce n’est pas ainsi que je le peindrais : dans le tableau que j’imagine, il serait seul, — ses disciples le quittaient quelquefois. Je ne laisserais avec lui qu’un petit enfant. L’enfant vient de jouer à côté de lui ou peut-être lui a raconté quelque chose avec la naïveté de son âge. Le Christ l’a écouté, mais maintenant il est devenu songeur, sa main s’est oubliée sur la petite tête de l’enfant. Il regarde au loin, à l’horizon ; dans ses yeux se devine une pensée grande comme le monde ; son visage est triste. L’enfant a cessé de parler et s’est accoudé sur les genoux du Christ ; la joue appuyée sur sa main, il lève la tête et le regarde fixement avec cet air pensif que les enfants ont quelquefois. Le soleil se couche… Voilà mon tableau ! Vous êtes innocente et toute votre perfection est dans votre innocence. Oh, rappelez-vous seulement cela ! Que vous importe ma passion pour vous ? Maintenant déjà vous êtes à moi, je serai toute ma vie près de vous… Je mourrai bientôt. »

Enfin la dernière lettre contenait les lignes suivantes :

« Pour l’amour de Dieu, ne pensez rien de moi ; ne croyez pas non plus que je m’humilie parce que je vous écris ainsi, ou que je sois de ces êtres qui trouvent du plaisir à s’humilier et qui le font même par orgueil. Non, j’ai mes consolations, mais il me serait difficile de vous expliquer cela, c’est à peine si je le comprends nettement moi-même. Mais je sais que je ne puis m’humilier, même par orgueil. Quant à l’humilité d’un cœur pur, j’en suis incapable. Par conséquent, je ne m’humilie pas du tout.

« Pourquoi veux-je vous unir : pour vous ou pour moi ? Pour moi, naturellement, toutes les questions de ma vie seront ainsi tranchées, il y a longtemps que je me suis dit cela… J’ai su que dans le temps votre sœur Adélaïde avait dit en voyant mon portrait qu’avec une pareille beauté on pouvait révolutionner le monde. Mais j’ai renoncé au monde ; vous trouvez drôle que j’écrive ces mots, moi que vous avez