Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/147

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Vous êtes étonnant, prince ; vous ne le croyez pas capable de tuer maintenant dix personnes ?

— Je n’ose vous répondre ; tout cela est fort étrange, mais…

— Eh bien, comme vous voudrez, comme vous voudrez ! reprit avec irritation Radomsky : — d’ailleurs vous êtes un homme si brave ! Puissiez-vous seulement n’être pas vous-même parmi les dix !

— Le plus probable, c’est qu’il ne tuera personne, dit le prince en regardant d’un air songeur Eugène Pavlovitch. Celui-ci eut un rire de colère.

— Au revoir, il est temps que je m’en aille. Mais avez-vous remarqué qu’il a légué une copie de sa confession à Aglaé Ivanovna ?

— Oui, je l’ai remarqué et… je pense à cela.

— Rapproché des « dix personnes », cela fait penser, répondit avec un nouveau rire Eugène Pavlovitch, et il se retira.

Une heure après, entre trois et quatre heures du matin, le prince descendit dans le parc. Il avait d’abord essayé de dormir, mais le sommeil le fuyait : son cœur battait avec trop de force. Cependant, à la maison, tout allait aussi bien que possible ; Hippolyte reposait et le médecin qu’on avait fait venir n’avait rien vu de grave dans son évanouissement. Lébédeff, Kolia, Bourdovsky couchaient dans la chambre du malade, de façon à pouvoir le veiller tour à tour. Il n’y avait donc rien à craindre.

Néanmoins l’inquiétude du prince devenait d’instant en instant plus poignante. Il errait dans le parc, promenant un regard distrait autour de lui. Parvenu à la petite place qui s’étend devant le Waux-Hall, il s’arrêta avec surprise à la vue des escabeaux et des pupitres de l’orchestre. Ce lieu le frappa, lui parut affreusement laid. Il s’éloigna et prit le chemin qu’il avait suivi la veille quand il était allé au Waux-Hall avec la famille Épantchine. Arrivé au petit banc où on lui avait donné rendez-vous, il s’assit et soudain partit d’un bruyant éclat de rire, ce dont il fut profondément indigné