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— Comment, une lecture ? Ce n’est pas le moment, on va luncher, observa quelqu’un.

— Un article ? Il va l’envoyer à une revue, sans doute ? questionna un second visiteur.

— C’est peut-être ennuyeux, ajouta un troisième.

— Mais qu’est-ce que c’est ? demandaient les autres.

Cependant l’appréhension dont témoignait le geste de Muichkine avait effrayé Hippolyte lui-même.

— Ainsi… il ne faut pas lire ? dit-il à voix basse au prince, et un sourire forcé fit grimacer ses lèvres devenues bleuâtres : — il ne faut pas lire ? murmura-t-il en enveloppant tout le public d’un regard où se révélait encore le violent désir de s’épancher quand même ; puis il s’adressa de nouveau au prince : — Vous… avez peur ?

— De quoi ? demanda l’interpellé dont le visage changeait à vue d’œil.

Hippolyte se leva brusquement comme si on l’avait arraché de dessus son siège.

— Quelqu’un a-t-il deux grivnas, vingt kopeks, une pièce quelconque de menue monnaie ? interrogea-t-il.

— Voilà ! fit aussitôt Lébédeff qui tendit un dvougrivennik au malade ; il pensait que celui-ci était peut-être devenu fou.

— Viéra Loukianovna, dit vivement Hippolyte, — prenez cette pièce de monnaie et jetez-la sur la table ; nous allons décider la chose à croix ou pile. Croix, c’est la lecture !

La jeune fille effrayée considéra tour à tour la petite pièce, Hippolyte, et son père ; après quoi elle s’exécuta, mais avec embarras et en levant les yeux en l’air, comme si elle-même ne se fût pas cru permis de regarder la pièce de monnaie. Jeté sur la table, le dvougrivennik présenta en retombant le côté croix.

La décision du sort causa une sorte de consternation à Hippolyte.

— Il faut lire ! murmura-t-il, aussi pâle que s’il avait reçu notification d’un arrêt de mort, et il se tut pendant une