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une vie même de cent années. Qu’on vous montre une exécution capitale ou qu’on vous montre le petit doigt, de l’un et de l’autre cas vous tirerez une pensée également louable et vous resterez content. Comme cela, l’existence est facile.

— Pourquoi te mets-tu toujours en colère ? je ne le comprends pas, dit la générale, qui depuis longtemps écoutait la discussion en observant les visages des interlocuteurs, — et je ne puis comprendre non plus de quoi vous parlez. Que vient faire ici ce petit doigt ? Qu’est-ce que cela signifie ? Le prince parle bien, seulement ce qu’il dit n’est pas très-gai. Pourquoi l’intimides-tu ? Quand il a commencé, il riait, et maintenant il est tout soucieux.

— Laissez donc, maman. — C’est dommage, prince, que vous n’ayez pas vu d’exécution capitale, je vous demanderais une chose.

— J’ai vu une exécution, répondit le prince.

— Vous en avez vu une ? s’écria Aglaé ; — j’aurais dû m’en douter ! Cela couronne toute l’affaire. Si vous avez vu une exécution, comment donc dites-vous que vous avez toujours vécu heureusement ? Eh bien, ne vous ai-je pas dit la vérité ?

— Mais est-ce qu’on exécute dans votre village ? demanda Adélaïde.

— C’est à Lyon que j’ai vu cela, j’y étais allé avec Schneider, il m’avait pris avec lui. Le hasard a voulu qu’en arrivant j’assistasse à cette scène.

— Eh bien, cela vous a beaucoup plu ? C’est fort édifiant ? fort utile ? voulut savoir Aglaé.

— Cela ne m’a pas plu du tout et j’ai été un peu malade à la suite de ce spectacle, mais j’avoue qu’il a exercé sur moi une sorte de fascination, je ne pouvais en détacher mes yeux.

— Je ne l’aurais pas pu non plus, dit Aglaé.

— Là, on n’aime pas que les femmes aillent voir des exécutions, et même les journaux blâment ensuite celles qui ont eu cette curiosité.

— S’ils trouvent que ce n’est pas l’affaire des femmes, ils veulent dire par là que c’est celle des hommes. Je les félicite