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qu’en effet on ne peut pas vivre en tenant compte de tous les instants. C’est impossible.

— Oui, c’est impossible, reprit le prince, — moi-même je me suis dit cela… Et pourtant comment ne pas croire ?…

— C’est-à-dire que vous croyez vivre plus intelligemment que tout le monde ? interrogea Aglaé.

— Oui, j’ai eu parfois cette idée.

— Et vous l’avez encore ?

— Et… je l’ai encore, répondit le prince.

Jusqu’alors il avait contemplé Aglaé avec un sourire doux et même timide, mais, après avoir prononcé ces mots, il se mit à rire et regarda gaiement la jeune fille.

— On n’est pas plus modeste ! dit-elle, légèrement agacée.

— Mais que vous êtes braves tout de même ! Voilà que vous riez, et moi, le récit de cet homme m’a tellement impressionné que j’en ai rêvé ensuite ; oui, j’ai vu en songe ces cinq minutes…

De nouveau, il promena sur ses auditrices un regard sérieux et scrutateur.

— Vous n’êtes pas fâchées contre moi ? demanda-t-il tout à coup avec une sorte de confusion, quoiqu’il regardât carrément les trois jeunes filles en pleine figure.

— Pourquoi ? s’écrièrent-elles, étonnées.

— Mais parce que j’ai toujours l’air d’instruire…

Toutes se mirent à rire.

— Si vous êtes fâchées, ne le soyez plus, reprit le prince ; — je le sais moi-même, j’ai moins vécu qu’un autre et j’ai moins que personne l’intelligence de la vie. Il peut m’arriver quelquefois de dire des choses fort étranges…

En achevant ces mots, il était fort troublé.

— Puisque vous dites que vous avez été heureux, par conséquent vous avez vécu non pas moins, mais plus que les autres ; pourquoi donc ces excuses embarrassées ? commença Aglaé d’un ton aigre. — D’ailleurs, vous n’avez pas à vous poser en triomphateur modeste, car ici vous ne triomphez pas du tout. Avec votre quiétisme, on peut remplir de bonheur