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rappelait avoir tenu ses yeux obstinément fixés sur cette coupole et sur les rayons qu’elle répercutait ; il ne pouvait en détacher ses regards, il lui semblait que ces rayons étaient sa nouvelle nature, que, dans trois minutes, il allait se confondre avec eux… L’incertitude, l’horreur de l’inconnu qu’il sentait si proche étaient quelque chose d’épouvantable, mais rien, disait-il, ne lui avait été alors plus pénible que cette incessante pensée : « Si je ne mourais pas ? Si la vie m’était rendue ? Quelle éternité ! Et tout cela serait à moi ! Oh ! alors, chaque minute serait pour moi comme une existence entière, je n’en perdrais pas une seule, je tiendrais compte de tous mes instants pour n’en dépenser aucun inutilement ! » À la fin, l’obsession de cette idée l’avait tellement irrité qu’il aurait voulu être fusillé le plus vite possible

Le prince s’arrêta tout à coup ; son auditoire croyait qu’il allait continuer et conclure.

— Vous avez fini ? demanda Aglaé.

— Quoi ! j’ai fini ? répondit le prince, qui depuis une minute était devenu rêveur.

— Mais pourquoi donc avez-vous raconté cela ?

— Pour rien… parce que cela m’était revenu à l’esprit… une chose en appelle une autre…

— Votre récit manque de conclusion, observa Alexandra : — vous avez certainement voulu prouver, prince, qu’il n’est pas de moment qui ne vaille plus d’un kopek, et que, parfois, cinq minutes sont plus précieuses qu’un trésor. Tout cela est louable, mais permettez pourtant : cet ami qui vous a raconté ses transes… on a commué sa peine, par conséquent on lui a donné cete « vie éternelle ». Eh bien, quel usage a-t-il fait ensuite de ce trésor ? A-t-il vécu en « tenant compte » de chaque minute ?

— Oh ! non, je lui ai demandé s’il avait mis son programme à exécution, et lui-même a reconnu qu’il n’avait pas du tout vécu ainsi, qu’au contraire il avait perdu beaucoup, beaucoup de minutes.

— Eh bien, voilà une expérience décisive. Cela prouve