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— Vous avez peut-être raison, répondit le prince en souriant, — je suis philosophe en effet, et, qui sait ? il se peut aussi que j’aie l’idée d’instruire… C’est possible ; vraiment, cela se peut.

— Et votre philosophie, reprit Aglaé, — est tout à fait celle d’Eulampia Nikolaïevna, une veuve d’employé qui vient chez nous comme pique-assiette. Pour elle, tout le problème de la vie se réduit au bon marché ; elle ne s’applique qu’à dépenser le moins possible, elle ne parle même que de kopeks, et notez qu’elle a de l’argent, c’est une rusée commère. Il en est de même de votre vie énorme dans une prison, et peut-être aussi de votre bonheur de quatre ans dans un village ; bonheur pour lequel vous avez vendu votre ville de Naples, et, paraît-il, avec bénéfice, quoiqu’il ne vaille qu’un kopek.

— Pour ce qui est de la vie en prison, on peut encore n’être pas de cet avis, répliqua le prince ; — j’ai connu un homme qui avait subi douze ans de captivité ; c’était un des malades en traitement chez mon professeur. Il avait des attaques ; on le voyait parfois s’agiter, fondre en larmes ; une fois même il tenta de se suicider. Sa vie en prison était fort triste, je vous l’assure, mais certainement elle valait plus d’un kopek. Toutes ses connaissances se réduisaient à une araignée et à un arbuste qui poussait sous sa fenêtre… Mais j’aime mieux vous parler d’un autre homme avec qui je me suis rencontré l’année dernière. Il y avait dans son cas une circonstance fort étrange, — étrange surtout en ce sens qu’elle se produit très-rarement. Cet homme avait été un jour conduit à l’échafaud et on lui avait lu la sentence qui le condamnait à être fusillé comme criminel politique. Vingt minutes après, arriva la grâce de ce malheureux : une commutation de peine lui était accordée. Mais, entre la lecture de l’arrêt de mort et celle de l’édit abaissant la peine d’un degré, il s’écoula vingt minutes, ou, tout au moins, un quart d’heure durant lequel l’infortuné vécut persuadé qu’il allait mourir dans quelques instants. J’étais très-avide de