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en plus grand à mes yeux, si bien que je commençai à m’en apercevoir. Je me couchais fort content et me levais plus heureux encore. Mais d’où cela venait-il ? il serait assez difficile de le dire.

— En sorte que vous n’aviez envie d’aller nulle part et n’éprouviez aucun besoin de déplacement ? demanda Alexandra.

— Au commencement, si, j’avais l’humeur inquiète et vagabonde. Je pensais toujours à mon existence future ; je voulais faire l’épreuve de ma destinée ; à certains moments surtout le repos m’était pénible. Vous savez, on a de ces moments-là, surtout quand on est seul. Il y avait chez nous une cascade, ou, pour mieux dire, un mince filet d’eau qui tombait d’une montagne presque perpendiculairement, une eau blanche, bruyante, écumeuse. Elle se trouvait à une demi-verste de notre habitation, et il me semblait qu’elle n’en était qu’à cinquante pas. La nuit, j’aimais à l’entendre bruire ; tenez, dans ces moments-là, une grande agitation s’emparait quelquefois de moi. De temps à autre il m’arrivait aussi de me trouver seul dans les montagnes au milieu du jour ; autour de moi se dressaient de grands pins séculaires exhalant une odeur de résine ; sur le haut d’un rocher apparaissaient les ruines d’un vieux castel féodal ; notre petit village, perdu dans la vallée, se voyait à peine ; le soleil était vif, le ciel bleu ; partout régnait un effrayant silence. Eh bien, là aussi je me sentais pris du besoin de voyager ; il me semblait que si j’allais toujours tout droit devant moi, si je franchissais la ligne où le ciel se confond avec la terre, je trouverais au delà le mot de l’énigme, une vie nouvelle mille fois plus mouvementée que la nôtre ; je rêvais d’une grande ville comme Naples, pleine de palais, de bruit, d’agitation, de vie… Oui, j’avais bien des aspirations ! Mais, ensuite, il me parut qu’on pouvait, même dans une prison, trouver énormément de vie.

— J’ai lu cette louable pensée dans ma Chrestomathie, quand j’avais douze ans, dit Aglaé.

— C’est toujours de la philosophie, observa Adélaïde ; — vous êtes philosophe, et vous êtes venu nous instruire.