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— Je n’en sais rien. Je me sens toujours oppressé et inquiet quand je contemple pour la première fois une telle nature : elle me plaît et elle me trouble. Du reste, à cette époque, j’étais encore malade.

— Eh bien, non, moi je désirerais beaucoup la voir, dit Adélaïde. — Je ne comprends même pas pourquoi nous n’allons pas à l’étranger. Voilà deux ans que je cherche en vain un sujet de tableau :

« L’Orient et le Sud à présent sont usés… »

Trouvez-moi un sujet de tableau, prince.

— Je n’y entends rien. Il suffit, me semble-t-il, de regarder, et ensuite on peint.

— Je ne sais pas regarder.

— Mais pourquoi ce langage énigmatique ? Je ne comprends rien ! fit brusquement Élisabeth Prokofievna : — « Je ne sais pas regarder », dis-tu ? Qu’est-ce que cela signifie ? Tu as des yeux, tu n’as qu’à les ouvrir. Si tu ne sais pas regarder ici, ce n’est pas à l’étranger que tu apprendras. Racontez plutôt comment vous-même avez regardé, prince.

— Oui, cela vaudra mieux, ajouta la jeune artiste. — À l’étranger le prince a appris à regarder.

— Je ne sais pas ; j’y ai seulement rétabli ma santé ; j’ignore si j’ai appris à regarder. Du reste, presque tout le temps, j’ai été fort heureux.

— Heureux ! Vous savez être heureux ? questionna Aglaé : — alors, comment donc dites-vous que vous n’avez pas appris à regarder ? Il faut que vous nous instruisiez.

— Instruisez-nous, s’il vous plaît, dit en riant Adélaïde.

— Je ne puis rien enseigner, répondit le prince, qui riait lui-même ; — pendant mon séjour à l’étranger, je n’ai guère quitté ce village suisse ; je sortais rarement et je n’allais que dans le voisinage ; qu’est-ce que je vous apprendrais donc ? D’abord, je cessai seulement de m’ennuyer ; je recouvrai bientôt la santé ; puis chaque journée me devint chère et acquit, à mesure que le temps s’écoulait, un prix de plus