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faudrait. Jusqu’à présent ce sont des étrangers qui ont pourvu à mon entretien ; quand j’ai quitté la Suisse, Schneider, le professeur chez qui j’étais en traitement, m’a donné juste l’argent nécessaire pour mon voyage, de sorte qu’il ne me reste plus maintenant que quelques kopecks. J’ai, il est vrai, une affaire et j’aurais besoin d’un conseil, mais…

— Dites-moi, sur quoi donc comptez-vous pour vivre en attendant ? Quelles étaient vos intentions ? interrompit le général.

— Je voulais travailler n’importe comment…

— Oh ! mais vous êtes philosophe ; du reste… vous connaissez-vous des talents, des aptitudes quelconques, j’entends, de celles qui procurent le pain quotidien ? Excusez-moi encore une fois…

— Oh ! vous n’avez pas à vous excuser. Non, je crois n’avoir ni talents ni aptitudes spéciales. Ce serait plutôt le contraire, attendu que, par suite de mon état maladif, je n’ai pu recevoir qu’une instruction incomplète. Mais, pour ce qui est de gagner mon pain, il me semble…

Le général coupa encore la parole au visiteur et se remit à le questionner. Le prince fit de nouveau le récit de son existence. Il se trouva qu’Ivan Fédorovitch avait entendu parler de Pavlichtcheff et même l’avait connu personnellement. Muichkine lui-même ne pouvait dire pourquoi cet homme s’était chargé de son éducation, — peut-être était-ce simplement parce qu’il avait été autrefois l’ami de son père. Resté orphelin dans un âge encore tendre, le prince avait été élevé à la campagne, car sa santé exigeait l’air des champs. Pavlichtcheff l’avait confié à de vieilles dames, ses parentes, qui étaient propriétaires en province ; on avait donné à l’enfant d’abord une gouvernante, puis un gouverneur. Le prince déclara, du reste, que, bien qu’il se rappelât tout, il y avait beaucoup de choses dont il ne pouvait fournir une explication satisfaisante, parce qu’elles étaient demeurées fort obscures pour lui. En se répétant, les accès de sa maladie l’avaient rendu presque complètement idiot (ce fut le mot même dont il se servit).